CHAPITRE VI

 

TZIM !

 

Courteline affirmait qu’un ministère est un endroit où ceux qui arrivent en retard croisent dans l’escalier ceux qui partent en avance.

Je lui emboîterais volontiers la plume pour ajouter que Paris est une ville où on peut quitter les bistrots qui ferment pour pénétrer dans ceux qui ouvrent.

Ainsi ai-je la chance de dégauchir, bien qu’il soit quatre plombes of the mat, un troquet minuscule animé par un bougnat ultra-matinal et intensément moustachu. C’est le café-charbon de jadis, en voie de disparition. Faut venir dans le Marais pour dénicher les ultimes. La façade est étroite, d’un brun presque noir, avec des vitres dépolies ornées d’arabesques romantiques. A l’intérieur on découvre un rade en zinc (et non un zinc en rade), des paquets de bois ligotés avec du fil de fer, un poêle rougeoyant, un plancher disjoint, une trappe de cave et des calendriers-réclames vantant des apéritifs qu’on ne trouve plus qu’au musée de l’Ivrognerie.

Ça renifle le boulet Bernât et le café confectionné à la cafetière réversible (forme suprême du modernisme dans ce genre d’endroit).

Le taulier nous mate d’un regard soucieux. Il porte une veste de coutil noir et une casquette et il est bien entendu que pour lui, bien qu’il vive à Paris depuis cinquante ans, Saint-Flour est la véritable capitale de la France.

— Deux jus, patron ! Des grands...

Le téléphone est accroché au mur, entre le renfoncement où s’amoncellent les paquets de charbon de bois et le placard servant de cuisine. Des annuaires loqueteux sont empilés sur une table, au-dessus du poste, en un équilibre précaire, qui n’est guère assuré que grâce à l’esprit coopératif des araignées.

Je choisis l’exemplaire où la classification s’opère par numéros (les plus rares). Et je cherche l’abonné correspondant à celui noté sur la pochette d’alloufs. Un jeu d’enfant.

« Just Huncoudanlproz », lis-je mezza voce et in petto, 16, quai du Général Foudroyet, Nogent-sur-Marne.

Le nom ne m’apprend rien.

Le bougne nous aligne deux tasses ébréchées dans lesquelles il verse un caoua plus parfumé que le Brésil. Il y jette deux sucres, comme à un Médor, plante des cuillers en alliage désargenté dans le breuvage, après quoi il crache dans la sciure du parquet et brouille ses éventuels bacilles d’une semelle stérilisante.

— Essayez voir un peu d’occuper le taulier, ma chère ! soufflé-je à Berthe, en même temps que sur ma tasse brûlante.

Faut rendre à César ce qui appartient à Pompée ; Berthe se montre auxiliaire de valeur. Toujours à la pointe de l’action, la chérie. Déclenchant des coups de main d’envergure dès que l’ordre lui en est donné.

— Patron, roucoule la Vachasse, vous avez des pipiroumes ?

Le bougne qui se servait un calva (on peut-être farouchement auvergnat sans pour autant dédaigner les produits normands) renifle des hypothèses.

— Des quoi donc ? bougonne-t-il à l’extrémité de sa méditation.

— Des walter-clozèdes, traduit ma compagne.

— En somme, vous voulez dire des chiottes ? synonyme le digne enfant du Cantal.

— Positivement, confirme Berthy.

Le bistrotier réfléchit un instant, comme si on lui parlait d’un lieu où il n’aurait plus eu l’occasion de se rendre depuis la guerre et dont l’itinéraire à suivre pour s’y rendre serait enfoui dans sa mémoire. A la fin il décroche un os à mœlle qu’une forte corde unit à une forte clé.

— Voilà, dit-il. Quand vous sortez, tournez à gauche. Allez jusqu’à l’impasse d’à côté. Pour lors, vous entrez dans la première maison à gauche. Au fond de la cour y a des voitures à bras. Derrière se trouve la porte d’un n’hangar. Vous ouvrez l’hangar avec c’te clé. Le bitougnot électrique est à gauche. Au fond de l’hangar vous apercevrez la porte des chiottes, vous pouvez pas vous tromper, on a peint un « M » à l’envers et un « C » dessus et un de mes anciens commis qu’avait des dons a dessiné une grosse paire de miches en train de bien faire. Surtout oubliez pas d’éteindre en repartant !

Berthe remonte Antoine sur son bras.

Elle minaude.

— Soyez chou, accompagnez-moi, je suis si tellement bécasse que je trouverai jamais.

La voix est douce comme une cuisse de rosière ; l’œillade plus sombre que l’anthracite du négochiant[30]. Un court bout de moment, j’ai l’impression que le moustachu va expédier la Goulue sur les roses, et puis il se décide.

— Bon, v’nez !

Au passage il me décoche un regard plus chargé de mépris que la missive d’un papa à un suborneur ayant engrossé sa fille et l’ayant quittée en lui laissant la vérole en prime[31].

— Y a des femmes, marmonne-t-il, on se demande leur homme à quoi il sert.

Sur ces fortes paroles, le bougnat exit.

Illico, je me jette sur le téléphone comme un naufragé sur un radeau pneumatique. Personne (sauf peut-être un composeur automatique) n’est capable de former les sept chiffres d’un numéro aussi vite que moi, même si le numéro en question comporte plus de 9 que de 1.

Le temps pour un bègue de compter jusqu’à six et v’là la sonnerie d’appel qui retentit, là-bas, sur les rives ensorceleuses de la Marne si chères au regretté maréchal Galliéni. Tiens, encore un militaire qui a pacifié des tas de bleds : le Tonkin, Madagascar... et d’autres contrées heureuses. Pacifié consiste à bousiller les mécontents jusqu’à ce que les moins mécontents se déclarent très contents. Ainsi les militaires civilisent-ils ! Mais qu’est-ce que je débloque, moi, c’est bien le moment ! Toujours à me courir après pour essayer de m’attraper ! Connard, va ! Le jour que je me mettrai la main dessus, je serai bien avancé ! Que ferai-je du chef-d’œuvre en péril ? Pouvez me le dire ?

— Allô ? dit une voix ensommeillée.

Le souffle est court, haletant.

— Monsieur Huncoudanlproz ? je demande.

— N’est pas ici ! assure la voix.

— Il faut que je lui parle d’urgence.

— Mais il n’est pas là ! s’impatiente mon terlocuteur.

— Où puis-je le trouver ? C’est une question de vie ou de mort !

Un temps.

— Qui est à l’appareil ?

— Paul Manigance. Il est indispensable que je le joigne immédiatement.

Re-un temps.

— Donnez-moi votre numéro, si je peux l’avoir je lui dirai qu’il vous rappelle.

Pas la peine d’insister. Mon correspondant a des consignes très strictes et il s’y conforme. Vouloir passer outre risquerait d’éveiller la suspicion. Je déchiffre le numéro du bougnoche, écrit sur le disque blanc de l’appareil et le communique à l’endormi en espérant qu’il en fasse bon usage.

A présent faut attendre.

Qui ?

Quoi ?

Et pendant combien de temps ?

J’écluse mon cacoua mélancoliquement. C’est l’heure fatale de l’avant-aurore. Le moment où ce n’est plus tout à fait la nuit et pas encore le jour. Une charnière.

J’essaie de mobiliser mes idées. Je leur fais l’appel.

Que de badaboum en quelques heures ! Tout ça a démarré de manière si saugrenue. Et puis les choses se sont précipitées. Et au moment que je vous cause on en est à quatre macchabes et une disparue.

Je regarde ma chignole par la porte ouverte. Son mufle défoncé m’attriste. J’aime pas les objets mutilés. Les gens supportent mieux d’être abîmés. Ils s’organisent dans leurs misères. Ils se complaisent dans des prothèses, les gens. Se finissent vaille que vaille, en clopinant, en rampant au besoin. Canne blanche, moumoute, râtelier, faux seins, faux cils, faucille et guiboles articulées. Ils béquillent et manivellent, se farcissent les portugaises de sonotones ultrasensibles. Ils apprennent le braille, le muet, le silence ! Se font pousser, épouser, épousseter, brancarder, retendre, raccourcir, masser, repeindre. Mais les objets, dites ? Tout rafistolage les déprécie. Ils abdiquent leurs fonctions au moindre gnon.

Je décide, à cet instant saugrenu, de changer de tuture. J’en achèterai une grande, cossue, bourgeoise, pour balader Félicie. La Mercedes du louchébem, tiens donc ! Garnie velours. En attendant, y a une tronche coupée sur le plancher de la mienne, roulée dans le vieux pardingue d’un bonhomme faisandé qui a raté sa vie par veulerie et goût du charognage. Parce que je suis sûr qu’il y avait du sincère dans ce qu’il me bonnissait, t’t à l’heure, sur sa carrière ratée. Vieux connard... Je m’efforce de le situer dans ce bigntz. M’est avis qu’il s’occupait de la môme Thérèse et qu’il lui scrutait les faits et gestes. Il se l’est laissé souffler sous le nez par les deux brigands du pont Marie. Quand il m’a vu radiner sur le sentier de la guerre, vite il est entré dans la ronde, Manigance, pensant (à juste titre d’ailleurs) que je pouvais l’aider. L’aider à quoi fiche ?

Berthe et le bougnat ne reviennent pas. Leur absence prolongée me trouble. Je me sens cerné par des maléfices, cette nuit. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, une grande angoisse m’envahit. Peut-être est-ce un effet de la fatigue accumulée ?

Je louche sur la boutanche de calva du taulier. M’en entiflerais bien une giclouille, manière de me ranimer les brandons.

Au mitan de mes tentations, le turlu retentit, il sonne triste. Il grelotte fêlé. Vous l’avouerai-je ? Je ne m’y attendais pas. D’un geste prompt, je cramponne le combiné. Je reconnais la voix essoufflée qui m’a répondu naguère.

— Allô ? fais-je, ici Paul Manigance...

L’autre se ramone le corgnolif.

— Je n’ai pas pu joindre M. Huncoudanlproz, dit-il. Je regrette... Il faudra rappeler demain...

Je sens qu’il va raccrocher. J’égosille :

— Hé, attendez ! Il doit bien y avoir un moyen de le toucher, que diable.

— Oui, demain... Rappelez vers midi.

Clic-clac, il a renfourché son biniou.

Je reste comme une grosse nave défraîchie, avec le mien contre la joue, à écouter le zonzif de la tonalité qui flemmarde. Un élan me pousse à rappeler l’asthmatique. Et puis je me dis « à quoi bon ? » Car de deux choses l’une, comme disait un type qu’on venait d’amputer d’un testicule : ou bien le dénommé Huncoudanlproz ne veut pas me répondre, ou bien on ne peut pas le joindre.

Donc, faut que je m’y prenne différemment. Je me sers d’autorité une méchante rasade de calva. Comme quoi on finit toujours par céder à la sollicitation de la pomme, mes amis. Voyez Adam, Guillaume Tell, Beethoven[32]... Je pousse une grimace qui décrocherait la panoplie d’un académicien. Doit avoir le gosier et l’estom’ tapissés de chlorure de vinyl, l’Auvernoche, pour s’enfiler ce breuvage sans déposer ses intestins sur le plancher. Ma fine coéquipière, la douce amazone Berthaga ne revenant point, je pars à sa recherche. Il a parlé de l’impasse, le bistrotier. Première porte à gauche, au fond de la cour.

Effectivement, je vois briller la lumière derrière une armada de voitures à bras qui brandissent leurs brancards suppliants vers le hangar à charbon, on dirait une escouade de rabbins devant le mur des lamentations.

Je me pointe à la relance.

Remarquez, la scène qui m’est offerte ne me surprend point. Pour être tout à fait sincère, je dois vous dire que je m’en gaffais un peu.

Elle a une bizarre manière de lui accaparer l’attention au bougnat, Berty.

Lui fait pratiquer son réveil musculaire sur un tas de boulets, textuel ! Elle a posé le pauvre Antoine sur une pile de sacs vides et elle s’emberlife pépère en rameutant la garde avec des encouragements tonitruants. Elle lui recommande comme quoi « y faut y aller et pas craindre les impétuosités » ; lui flatte les orgueils en vantant ses dimensions et sa solidité ; lui adresse des suppliques relatives à la durée de l’opération qu’elle souhaite voir prolonger ; lui affirme qu’elle est sa chose, sa fleurette, sa petite chienne, sa gosse, lui suggère des variations pour une prochaine séance, entre autres propose : pile ou fesse, la becquée du vampire, le thermomètre de raie-au-mur à moustaches et la poignée de main à coulisse ; enfin l’acclame en bramant que c’est bon, en réclamant sa défunte mère, en affirmant qu’elle peut se saisir de son pied (bien que l’accomplissement d’un tel exercice, compte tenu de son embonpoint, semble impossible), et aussi en hurlant qu’elle part, qu’elle part, qu’elle part ! Ce qui est un peu vrai, vu qu’à chaque ventrée de l’auvergnat, elle s’enfonce un peu plus profondément dans le tas de charbon.

Il la calce à boulets rouges, le marchand de combustible. Berthe m’avise alors que seule sa tête et ses pieds émergent encore de la montagnette noire qui l’absorbe.

Elle parvient à hisser une main hors de son crassier.

Gentille, au cœur de l’apothéose extatique, elle m’adresse un signe amical.

— Regardez-moi ça, gémit la Baleine : un homme de c’t âge, la manière qu’y se défend ! Je connais des garnements qu’ont moins d’ardeur ! C’est fou, un vieillard av’c un coup de reins pareil ! Quel âge que t’as, pépère ?

— Septante-trois ! pistonne le brave bonhomme.

— V’s entendez ça ! poursuit la Diane Chiasseresse ! Soixante-treize ans et il en a une qu’il pourrait casser des noix avec ! Ah, le vieux polisson ! Oh, le gros monstre ! Mais y me ravagerait, ce gredin, si on aurait fait ça par terre ! C’ t’un casse-baraque ! Un défonce-tout ! Un...

Ses dernières paroles se perdent dans un éboulis de boulets. Berthe vient de sombrer dans de la poussière d’anthracite agglomérée.

Pavillon haut et culotte basse !

La sombre colline connaît encore un brin de séisme. D’ultimes convulsions la dépyramident. Après quoi la montagne s’ouvre pour accoucher, non pas d’une souris, mais d’un vieil Auvergnat soulagé et d’une énorme vache noire.

Le bite-roquet remise sa rampe de lancement télescopique après l’avoir consciencieusement fourbie avec l’intérieur de sa casquette, car on peut être du Cantal et ne pas négliger l’hygiène du corps.

— Eh ben bongu de merde, déclare-t-il solennellement, c’est pas pour dire, mais si ça gagne pas de pain ça bouche toujours un trou.

Sur quoi il aide Berthe à s’extraire et propose une tournée de calva. Ce que je refuse. On récupère le docile Antoine et on gerbe.

A présent, je dois vous préciser le détail suivant, mes bonzes enfants. Ma bagnole est garée presque à la hauteur du bistrot, mais le long du trottoir d’en face, si bien qu’on prend congé du cher homme avant d’atteindre son coquet établissement.

Nous traversons la street et montons en voiture. Comme je me place au volant, j’avise plusieurs silhouettes chez le ramoneur-berthalien. Un vrai seau d’eau dans le hall d’exposition, ça me fait. Bonté ! dit Vine. Comment n’ai-je pas envisagé la chose, cornichon à impériale que je suis !

Il fléchit de la matière grise, le San-A. ou quoi donc ?

— Bougez pas ! lâché-je à Berthe.

Je cramponne l’ami tu-tues et ressors de l’auto. En trois bonds félins (les meilleurs) je traverse la rue et m’approche du café. Je vous l’ai dit, la vitre est dépolie mais agrémentée d’arabesques, lesquelles ne le sont pas, si bien qu’on peut voir à travers. J’aperçois deux types dans la taule.

L’un est plus jeune que l’autre, et l’autre plus vieux que son compagnon.

Le plus jeune, je le reconnais, bien que ne l’ayant encore never rencontré, car j’ai sa photo dans l’une de mes poches (c’est inouï ce que j’ai pu butiner comme pièces à conviction au cours de la noye). Il s’agit du fils Naidisse, le neveu de la môme Rebecca. Son pote est courtaud, il a le cheveux bas, la frime tailladée de cicatrices. C’est lui qui jacte au bougnat-bavouilleur.

— Cause ou je te coupe la gorge ! lui dit-il.

Je constate alors qu’il tient un couteau à la lame effilée[33] appuyé contre le cou du Fouchtrifouchtra.

— Et qu’est-ce voulez que je vous dise ! lamente le père La Verdeur.

— Le nom du mec qui a téléphoné d’ici y a un quart d’heure ?

— Personne n’a téléphoné ! lance spontanément le vieux, qui, de toute évidence, ignore que j’ai usé de son appareil.

L’autre le frappe à la joue. Une entaille de sidi, mes z’amis. Le sang du vieux moustachu gicle. Alors le bougnat voit rouge, conséquemment. Un Auvergnat en pétard, vous ne pouvez pas imaginer ce que ça donne, sauf si vous êtes vous-même auvergnat et en pétard, œuf corse.

N’écoutant que sa colère, l’amant de Berthe oublie le couteau qui vient de l’entamer et chope ce qui lui tombe sous la main, à savoir le long tisonnier accroché à la clé de ventilation du tuyau de poêle.

— Hou, sacré bon gu de vermine ! hurle-t-il.

Et floc ! Et rrran ! Et tzoum ! Et bing ! Et chplok ! Et V’zang !

Il frappe son antagoniste surpris par sa prompte réaction. Quel magistral cogneur ! Quel bretteur ! Quel matraqueur ! En long, en large, il cogne et larde ! On ne voit plus le tisonnier, tellement il le manipule vite. Ça fait comme une hélice d’avion lorsqu’elle tourne. On devine sa présence à un certain frémissement de l’air, mais on ne la distingue plus.

Le méchant balafré porte la main à sa tête pour se protéger. Il renonce à user de son ya, voire à tirer son feu, si, comme tout me le laisse accroire, il en a un. Le bougnat mailloche en cadence. L’autre titube, la frite en compote.

Pour le coup, Naidisse dégaine une rapière longue comme mon bras. J‘sais pas où il a trouvé ce revolver, mais je doute que ce soit au rayon fillette du Printemps.

A toi de jouer, San-A., avant le grand massacre. Je me rue dans l’établissement.

— Lâche ça, Charly, ou je t’abrège ! crié-je dans son dos.

Il a des réflexes, le sacripant. Une volte-face fulgurante. Il me plaque la crosse de son joujou dans les badigouinsses. J’ai l’impression de déguster mes ratiches. Je vois une nuée de chandelles toutes plus romaines l’une que l’autre. Le bistrot tangue un peu. Naidisse cavale dans la rue, coudes au corps. Belle pointe de vitesse ! Cherchez pas le successeur de Jazy, mes poules, il est là, devant moi. Seulement il ne sera pas longtemps.

Comprenant que je ne le rattraperai pas, je lève mon feu. La mire se balade dans le dos du gamin.

A cet instant précis, Antoine se fout à bieurler dans ma pompe. On dirait qu’il proteste, le petit bougre. Mon index se paralyse sur la détente. Impossible de défourailler.

L’œil exorbité, je regarde, au-delà de la mire, la silhouette maigrichonne qui s’amenuise. Je pense au couple de Saint-Franc-la-Père... Le bijoutier, la bijoutière et leur petit délinquant. Ça ressemble à un titre d’Anouilh. Mon arme devient pour ainsi dire toute molle au bout de mon bras.

Et mon bras retombe.

Le môme a disparu.

Bondir à la bagnole pour le courser ?

Inutile. Ce serait du temps perdu. De la manière dératée dont il cabriole d’une ruelle à l’autre dans ce vieux quartier riche en petites voies confidentielles, en terrains vagues et en passages obscurs, je ne saurais lui donner la chasse avec une auto.

Je rentre donc dans le troquet du marchand de charbon. Il a fait de la belle ouvrage, Big-Moustache. Trêve de tisonnier. Il y va à la galoche depuis que son agresseur est à terre.

Des coups de semelle sonnent contre le crâne informe du vilain auquel manquent déjà des plages de cheveux. Son nez n’existe plus et y a un trou rouge à la place de ses dents.

— Arrêtez le massacre, pépère ! exclamé-je devant ce gâchis !

L’Auverpiot cesse de tirer ses méchants penaltys. La lueur qui homicide son regard s’éteint.

Assouvi, repu de vengeance, il revient à ses déboires physiques. Derrière son rade, cloué au mur, un miroir sans cadre, sans tain, et sans utilité précise lui renvoie tant bien que mal sa bouille cisaillée.

— Regardez-moi un peu ce que cette charogne vient de me commettre sur la personne ! éructe le produit du Cantal. Des saloperies pareilles, on devrait les guillotiner.

Je viens de palper la poitrine du gorille et de constater son changement de résidence définitif.

— Mon bon monsieur, soupiré-je, il est arrivé qu’on fusille des morts, mais on n’en a encore jamais guillotiné.

Le mot « mort » le fait se cabrer.

— Comment ça, mort ? il demande.

— Comme ceci ! dis-je en lui désignant son agresseur (devenu sa victime).

Et je songe qu’à partir d’à présent, pour compter les cadavres, je vais devoir changer de main.

Moi, vous me connaissez ?
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